16.
Deux voix dans la nuit
Tobias se concentrait sur la maîtrise de ses émotions.
La peur principalement.
Elle agissait sur l’intellect comme une marée noyant un dessin sur la plage, des vagues inlassables qu’il faut repousser, avec ses marées d’équinoxes, ses périodes d’accalmie. Et Tobias luttait pour préserver le dessin de son esprit, sa personnalité.
Après le départ du monstre, son champignon lumineux, que le Dévoreur semblait ne pas avoir remarqué, comme s’il n’avait pas usage de la vue, avait quelque peu changé l’atmosphère de la grotte. À présent, la plupart des prisonniers pouvaient se voir. Certains avaient même franchi le pas, s’étaient éloignés de leur tanière improvisée pour discuter doucement avec leur voisin. Dans l’ensemble, cela ne durait jamais longtemps, le moindre bruit, même s’il s’agissait seulement du vent, les faisait courir à leur place.
En poussant un garçon dans la gueule du Dévoreur, Colin s’était fait beaucoup d’ennemis d’un coup. Tout le monde le regardait avec haine.
Il fallait s’attendre à des représailles. Tobias se demandait si la vengeance frapperait pendant leur bref sommeil ou au prochain passage du monstre.
Sa relation à Colin était très paradoxale. Il le détestait autant qu’il en avait pitié. Colin méritait cent fois ce qui lui arrivait, et pourtant, Tobias ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’empathie pour ce grand benêt incapable de se trouver une place sur Terre. Il ne se sentait pas à l’aise parmi les Pans, et savait que tôt ou tard les Cyniks prendraient le dessus, alors il était passé de leur côté. Lorsqu’il avait été rejeté par eux, il s’était tourné vers le Buveur d’Innocence, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les eaux du fleuve, après quoi, craignant la vengeance des Pans, il s’était tourné vers son dernier espoir : le Raupéroden.
Colin était un idiot irrécupérable, égoïste et couard, mais tout ce qu’il voulait, c’était avoir sa place quelque part.
À présent, la mer de la peur était à marée basse, réalisa Tobias.
Analyser son environnement le détendait.
L’image de l’araignée géante lui revint en tête, avec ses membres répugnants, et une déferlante s’abattit sur la plage de son esprit.
Tobias se remobilisa aussitôt pour la contrer, pour reprendre le contrôle.
La créature n’était plus revenue depuis. À peine avait-elle dévoré sa victime qu’elle était repartie par la petite porte, le corps distendu pour parvenir à s’y engouffrer.
Pour la première fois, comme s’il émergeait d’une longue léthargie, il se mit soudain à s’interroger sur ce qui existait au-delà de la grotte. Était-ce seulement la tanière du monstre ? On ne percevait ni lumière, ni mouvement.
Les ténèbres pour unique paysage. Et leur imagination livrée à la peur.
Qu’attendait-il en restant là ? La mort ?
Non plus maintenant.
Le retour de ses amis ? Ambre et Matt ?
Il faut être lucide, comment pourraient-ils venir jusqu’ici ?
Il n’attendait plus rien.
Alors il se leva et tituba sur les crânes et les os jusqu’à ramasser son champignon lumineux qu’il avait laissé au milieu de la caverne.
— Que fais-tu ? demanda une voix paniquée. Notre lumière ! Laisse-la-nous ! Laisse-la-nous !
— Oui, fit une autre plus loin dans l’obscurité. Prends-la ! Retire cette saleté de clarté ! Nous ne voulons plus voir le monstre lorsqu’il mange !
Tobias remonta vers l’entrée et s’agenouilla face à la porte.
C’était un cercle de bois, semblable à une grille, recouvert d’une matière blanche et visqueuse.
— De la soie d’araignée ? devina Tobias à voix haute.
Il saisit un os assez long, un humérus, et en tâta la substance collante. Il eut du mal à le dégager ensuite, la substance le retenait aussi sûrement que de la Super glu.
La porte restait donc fermée grâce à cette matière dégoûtante, comprit Tobias. Elle opérait une sorte de jointure avec le mur extérieur. Le Dévoreur devait l’appliquer et la retirer à chaque passage.
Les barreaux de la porte étaient suffisamment espacés pour y passer un bras. Tobias prit une inspiration pour se donner du courage et glissa la main, le champignon lumineux entre ses doigts.
C’était une autre grotte, plus petite, et dont le relief dissimulait la véritable profondeur. Tobias sentit un léger courant d’air sur son visage. La pente remontait par là, s’il devait y avoir une sortie, c’était ici, et pas au fond de leur caverne qu’il avait déjà inspectée.
Tobias retira son bras en prenant soin d’éviter la substance collante et planta l’humérus à l’opposé de ce qui ressemblait à des gonds. Il se tourna pour dissimuler ses gestes aux autres prisonniers et entreprit de frotter l’os contre la soie humide. À vitesse normale, c’était presque impossible tant sa texture accrochait, mais Tobias voulait savoir si, dans le Raupéroden, son altération était encore efficace. Ses bras enchaînaient les gestes à toute vitesse, bien plus vite qu’un être normal ne pouvait le faire.
Ça fonctionne ! Je peux encore être très rapide !
En une minute, il avait arraché une partie de la colle du barreau. Il continua jusqu’à dégarnir le pieu sur près de vingt centimètres. Il guetta pour s’assurer que le Dévoreur n’était pas en approche et se remit à la tâche jusqu’à libérer un côté de la porte.
Il poussa, et le bois grinça en basculant un peu avant de se remettre en place. En forçant, Tobias estimait qu’il pouvait passer.
Pour quoi faire ? cria une petite voix en lui.
— Pour aller jeter un coup d’œil dehors. J’en ai besoin. C’est ça ou attendre ici qu’il vienne nous bouffer ! répondit-il tout bas.
Tobias lima encore un peu de substance collante et se faufila.
À peine était-il de l’autre côté, que Franklin surgit derrière la porte.
— Que fais-tu ? s’alarma-t-il.
— Je vais faire un tour, t’en fais pas, s’il y a un moyen de fuir, je reviens vous prévenir.
— Non, tu ne peux pas faire ça, tu vas tomber sur lui !
— Je prends le risque. C’est ça ou c’est lui qui finira par tomber sur moi. Tu veux venir ?
Franklin le dévisagea comme s’il avait perdu la raison.
— Pour me faire massacrer ? Certainement pas ! Tu es fou, Tobias ! Complètement fou ! Tu devrais rester ici, regarde- moi, ça fait longtemps que j’y suis, je me tiens à carreau, j’essaye de ne pas avoir trop peur, et du coup il ne me touche pas ! C’est ce qu’il faut faire ! Ne pas se faire remarquer ! Surtout être discret comme un têtard dans sa mare.
— Et quand tu seras le dernier têtard, c’est toi que le serpent mangera ! prophétisa Tobias en reculant dans la pénombre.
Franklin lui adressa un signe de la main, ses yeux lui disaient adieu.
Aussi vite que le lui permettaient ses jambes engourdies, Tobias gagna le sommet de la grotte, vers un coude, puis un second, jusqu’à distinguer un changement subtil dans la profondeur des noirs. Une nuance de gris venait de faire son apparition. Tobias rangea son champignon dans sa poche et remonta en suivant ce qui semblait une lueur extérieure. Derrière un tas de gravats, il découvrit une ouverture sur la nuit où l’air était plus frais.
Tobias eut l’impression de revivre.
Il ne voyait pas encore le paysage, mais devinait de grands espaces, et le froissement du vent dans les arbres.
Sa joie retomba dès qu’il entendit la voix, sifflante et rocailleuse :
– … me nourrir. J’ai faim. J’ai très faim.
— Attends un instant, j’ai à te parler, répondit un homme.
Tobias connaissait cette voix. Il ne parvint pas à l’associer à un visage mais il l’avait déjà entendue quelque part. Ce n’était pas celle d’une créature abominable mais celle d’un être humain et cette pensée le rassura.
Se pouvait-il qu’ils soient sauvés ?
— Dépêche-toi, répliqua celle qui sifflait, comme si elle devait traverser plusieurs puits de cordes vocales avant de jaillir. Je meurs de faim et je sens leur odeur d’ici, ils sont plusieurs à être prêts ! Plusieurs ! Mmmmm…
Tobias réprouva un haut-le-cœur. C’était le Dévoreur, cela ne faisait plus aucun doute.
— Je me suis rendu compte que l’enfant Matt était parvenu à nous sonder pendant que nous étions en train de fouiller son esprit, expliqua l’homme. À cause de ton activité et de celles des autres, pendant que j’explore les Puits d’Inconscience, cela me distrait, et l’enfant Matt a pu nous sentir ! Je ne veux plus de ça !
— Mais… Mais je dois… manger ! C’est ce que je suis ! C’est ma fonction !
— Plus pendant que j’explore les Puits ! s’énerva l’homme.
Tobias entendit les pattes du monstre qui s’agitaient nerveusement.
— Bien… c’est toi qui décides.
— Il ne doit plus se rendre compte dans ses rêves que je suis là à le traquer ! Il nous le faut ! Tu comprends ?
— Oui… il nous le faut. Pour l’assimiler. Mmmm… il sera délicieux !
— Une fois dans ton ventre, il sera en nous pour toujours ! Et rien qu’à nous ! Nous devons mettre la main dessus avant la Rauméduse !
L’araignée recula et soudain Tobias aperçut son imposant ventre poilu et ses pattes arrière. Une goutte de soie laiteuse dépassait de son abdomen, entre les deux petits pseudopodes de sa filière. Tobias posa sa main devant la bouche pour ne pas vomir.
— J’ai faim, gémit la créature de sa voix sifflante.
— Va donc manger ! Mais ensuite, je veux le silence total ! Je vais ouvrir les Puits d’Inconscience, et nous trouverons l’enfant Matt !
Tobias se laissa glisser à l’intérieur de la grotte et se dépêcha de retourner sur ses pas. Il n’avait nulle part où se cacher ici, et s’il tombait nez à nez avec le Dévoreur, le monstre ne chercherait pas plus longtemps son dîner. Il fallait prévenir tout le monde qu’il arrivait. Se cacher. Ou se préparer à vendre cher sa peau.
L’enfant Matt… Cet homme a trouvé un moyen de retrouver Matt sans qu’il puisse le sentir à travers ses cauchemars ! Le Raupéroden va lui tomber dessus sans même qu’il le voie venir !
Après avoir espéré et attendu ses amis, Tobias réalisa que c’était en fait eux qui avaient besoin de lui.
Avant que le Raupéroden ne les engloutisse.
Le temps leur était compté.